lundi 8 mars 2010

Dépasser le stade pouah/ miam : mon cours au London College of Fashion



« Pouah ! Beurkh ! »

La petite blonde mignonne éloigne la touche de son nez. Je ne sais plus ce que je faisais passer à ce moment-là. L’aldéhyde C14 ? De l’anéthol ? De l’absolue de mimosa?

J’en suis à la troisième heure d’un cours intensif d’initiation aux parfums au London College of Fashion. Mon groupe comprend une douzaine d’étudiantes d’environ vingt ans, Américaines pour la plupart. Rien d’étonnant à ce que la découverte de matières premières provoque des réactions marquées – de l’enivrement à la répulsion en passant par la stupéfaction…

J’ai choisi de consacrer la première journée au vocabulaire du parfum : les mots verbaux et les mots olfactifs, c’est-à-dire les matières premières les plus courantes, synthétiques et naturelles, abordées par le biais de différents exercices.

Dans l’un d’entre eux, j’avais remis un questionnaire à choix multiple en demandant aux étudiantes de cocher les facettes qu’elles percevaient. Un seul choix était erroné mais le pouvoir de suggestion des mots est tel que certaines ont réellement cru déceler, par exemple, une odeur de pain dans l’aldéhyde C11… Je n’ai pas été surprise, par exemple, qu’en leur donnant de la bergamote à sentir, elles s’exclament aussitôt à l’unisson qu’il s’agissait de thé : elles boivent toutes de l’Earl Grey. Leur cerveau avait simplement complété l’équation.

Enseigner à des novices absolues m’a fait comprendre plus que jamais la difficulté de l’initiation au parfum, surtout lorsqu’il s’agit de jeunes. D’abord, parce que peu d’entre eux prêtent véritablement assez d’attention aux odeurs environnantes pour dépasser le stade du « Miam/Pouah ». J’avais fait parvenir aux étudiantes un email où je leur demandais de penser à une odeur qui les touchait particulièrement – ce pouvait être n’importe-quoi : la senteur des pattes de leur chien, de la tarte aux pommes de leur mère, d’une fleur dans leur jardin… Je n’ai pas obtenu grand-chose à part « linge propre », « agrumes » et « plage », sauf dans le cas de la jeune fille indienne qui a parlé de la boue – les étudiants indiens ont une réelle culture olfactive, je l’ai souvent constaté.

Mais même en abordant les choses très simplement, comment peut-on faire déceler le foin, le tabac ou le cheval dans l’absolue de narcisse lorsque ces odeurs ne font pas partie de votre bibliothèque olfactive ? Lorsque j’ai refait certains des exercices avec les amis qui m’hébergeaient à Londres, ou les convives d’un autre ami après dîner, soit ils arrivaient à nommer d’eux-mêmes plusieurs facettes, soit ces facettes se matérialisaient dès que je les nommais. J’en avais déjà fait l’expérience lors de mon cours londonien de décembre : les participantes les plus âgées, qui n’étaient absolument pas des initiées, étaient souvent les plus aptes à nommer des facettes, sûrement parce qu’elles disposaient d’une palette plus étoffée d’expériences olfactives.

J’ai démarré la seconde journée en décrétant que je ne voulais plus entendre un seul « pouah » ou « je déteste » : il s’agissait d’apprendre, pas d’aimer. Quand on étudie l’histoire de la mode ou qu’on analyse une collection, il faut dépasser le stade de « ça, je porterais » ou « je préférerais me balader à poil que de mettre cette horreur ». Pareil pour les parfums, leur ai-je dit en leur présentant douze classiques, d’Après l’Ondée à Opium, envisagés dans leur contexte culturel, social et vestimentaire…

Puis nous avons analysé le passage de Chanel N°5 à Eau Première (elles ont adoré) afin d’établir un parallèle entre la transcription des codes Chanel par Karl Lagerfeld et celle de Jacques Polge – et de leur montrer ce qu’était un bon parfum mainstream. Ensuite, nous avons déconstruit un parfum contemporain, Havana Vanille, en sentant cinq de ses matières premières et en étudiant sa structure. Enfin, j’ai demandé aux étudiantes de choisir l’une des cinq Heures de Parfum de Cartier et d’écrire deux ou trois lignes à son sujet, avant de leur montrer un petit film où Mathilde Laurent présente la collection et de comparer les explications de Mathilde avec leur ressenti. Au final, c’était souvent bien vu. L’une des étudiantes a même décrit le caractère de la femme XII – L’Heure Mystérieuse (celui qui sent l’encens, le patchouli, le jasmin sambac et le castoréum) en disant, par exemple, que c’était une femme qui faisait des desserts, mais seulement pour elle-même…

C’était un peu frustrant de bousculer ainsi ces jeunes filles en leur présentant des dizaines d’odeur et de compositions sans qu’elles aient le temps de les assimiler – forcément, puisqu’il s’agissait d’un cours intensif portant sur un sens sous-exploité. Malgré tout, j’ai pris plaisir à les observer faire leurs premiers pas dans l’univers olfactif. Par exemple, même celles qui avaient décrété détester la vanille se sont laissées séduire par l’absolue de Havana Vanille (alors que personne n’avait perçu la vanille de Shalimar – allez comprendre). Toutes ont semblé sensibles à la timidité nostalgique de la violette, au caractère hautain et intraverti de l’iris, à la gaité décomplexée des fruits rouges : les différentes notes ont bien des tonalités affectives perceptibles. C’était aussi un plaisir de voir les visages s’éclairer au fur et à mesure que l’intelligence olfactive s’éveillait – en fait, ça va très vite, même si les mots manquent encore…

J’espère, en tous cas, avoir réussi à enclencher un processus de perception qui s’enrichira au fil du temps. Qui sait, un jour je verrai peut-être le nom de l’une d’entre elles, devenue créatrice de mode, sur un flacon… Pourvu que ce flacon ne contienne pas un floral fruité.


Pour le point de vue d'une étudiante, un post sur le blog Drooling isn't pretty.


8 commentaires:

  1. J'aime beaucoup votre façon de décrire les premiers pas des "novices". J'ai moi-même l'occasion de passer parfois du temps avec des novices et de les initier (même si c'est un bien grand mot) à cet univers, à son vocabulaire et ses grandes figures.
    Je pense que ces actions même infimes sont importantes et peuvent déclencher une curiosité et pourquoi pas un réel intérêt. Ce même intérêt qui me semble primordial pour voir les choix s'affiner et la qualité être récompensée. Je suis convaincue qu'il faudra en passer par ces "initiations" pour que les choses évoluent en parfumerie.

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  2. Poivrebleu, absolument d'accord: cette pédagogie me semble indispensable. Les blogs ont tendance à prêcher aux convertis (ou aux pervertis, comme je dis toujours). Il faut trouver le moyen d'aller au-delà.

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  3. et bien, j'aurais adoré assister à ce cours

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  4. Vero, je suis en train de réfléchir (encore très vaguement, je l'avoue) à organiser des séances parisiennes, peut-être pas sur deux jours, mais peut-être sur des après-midis de weekend.

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  5. Ca serait vraiment une super idée Denyse, je suis à 100% pour et je pense que beaucoup d'entre nous vous suivrons sur ce projet!

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  6. J., on va essayer d'organiser ça... à suivre!

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  7. Merci de nous décrire cette "transposition didactique".
    Je me demande si à l'âge de ces étudiantes je n'avais pas une expérience olfactive plus "riche" en raison d'avoir vécu à la campagne ? En revanche, les parfumeries en self-service n'existaient pas...

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  8. Thierry, c'est précisément le commentaire que je faisais côté anglais. Vivre à la campagne ou dans des pays plus, disons, odorants que les USA constitue sûrement un apprentissage olfactif beaucoup plus riche et varié. Je constate d'ailleurs que les étudiants d'origine asiatique ou indienne, par exemple, ont des réactions très différentes de celles des étudiants américains.

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