lundi 12 janvier 2015

Eduardo Kac : Esquisse d'un art olfactif



Thomas D., Patrice R. et moi humons l’air de la Galerie Charlot, dans le Haut Marais, comme des chiens de chasse à la limite de l’anosmie. L’exposition d’Eduardo Kac se compose de cinq « Osmobox » noires contenant chacune une composition différente, fondée sur un souvenir olfactif de l’artiste. Lorsqu’on se penche vers la boîte, cela déclenche l’ouverture d’un diaphragme qui libère une bouffée d’odeur. Bien que nos tarins soient passablement bien entraînés – mes deux compagnons sont, comme moi, des blogueurs parfum, et Patrice étudie à l’École Supérieure du Parfum – nous tâtonnons. La première boîte ? Stylos feutre, fleurs blanches, boisson gazeuse aux fruits, banane (selon Thomas), ananas (j’y tiens). La seconde : camphré, médicinal, plastique, gazon coupé (Patrice la trouve un peu flippante). La troisième : gazon coupé, thym. La quatrième : fruits tropicaux aqueux, carambole, on est d’accord. La cinquième : disons, citrique.

Le but de Kac n’est peut-être pas de nous inciter à identifier les notes, mais de nous amener à éprouver une certaine désorientation : cette déconnexion entre les odeurs et les mots inscrite dans nos cerveaux. Dans cette exposition, contrairement à celles d’artistes utilisant les odeurs en complément de leurs œuvres (parfois en gadget), le seul médium est olfactif. Aucun titre, aucune image ne nous permettent de nous repérer. La formule n’est révélée qu’à l’acheteur.

« J’invite le visiteur à renoncer à toute tentative de réduction de l’expérience à des mots ou à des références familières et, tout comme les particules aromatiques en suspension dans l’air, à s’abandonner aux effluves soufflées par le vent », écrit Kac.



L’artiste tient à distinguer l’art olfactif de la parfumerie, « dont le but premier est la production d’odeurs agréables destinées à parer des corps vivants, des objets inertes ou des espaces physiques. Il reste à développer un véritable art olfactif, par-delà la pratique industrielle et les démarches mimétiques (par exemple, les « parfums d’artistes »). L’art olfactif inventera son propre domaine esthétique et sera appréhendé comme forme d’art contemporain qui explore les limites et les possibilités du plus sous-représenté de nos sens. Ce faisant, il interroge la hiérarchie sensorielle qui privilégie la visualité, tout en nous invitant à occuper temporairement la position subjective d’autres créatures vivantes comme les chiens, par exemple, dont l’odorat est le mode principal d’interaction avec le monde. »

La cave de la Galerie Charlot abrite une autre œuvre, un livre d’artiste tiré en dix exemplaires intitulé Aromapoetry, série de douze poèmes olfactifs recelés sur des pages recouvertes d’une strate extrêmement fine de verre poreux d’une épaisseur de 200 nanomètres, qui capte les molécules odorantes et les dégage très lentement. Les pages peuvent être ré-imprégnées grâce à des fioles inclues dans la reliure du livre.


Cette fois, nous nous penchons l’un après l’autre pour renifler les pages argentées tournées par la galeriste, Valérie Hasson Benillouche, gantée de blanc. « Phobos Photon » dégage les facettes « béton qui sèche » de certains muscs. « Manhattan Skyline » sent le popcorn et le caoutchouc. « Brown », le patchouli et le scatol. « The Slight Glitter of a Remote Breath » trahit le goûter au Nutella de l’émetteur dudit souffle. « Everything Nothing Always », le goût sanguin douceâtre d’une pièce jaune sur la langue… L’œuvre aurait certes gagné à être plus longuement humée, mais ce privilège sera réservé à ses heureux propriétaires.

Le texte issu de cette expérience reste forcément insatisfaisant, mais s’agit-il seulement d’une question de temps passé avec chaque œuvre ? Il faudrait sans doute d’abord se demander ce qui, dans cette exposition, peut faire l’objet d’un texte critique. Kac est bien entendu conscient de cette butée, bien qu’il y réponde de façon assez vague dans le dossier de presse : « La critique d’art et la critique littéraire n’ont pas de vocabulaire pour décrire, et encore moins pour critiquer, une œuvre d’art olfactif. Mais cela changera à l’avenir. »

Donc: qu’est-ce qui, dans cette exposition, peut être l’objet d’un discours critique ? Les qualités esthétiques ou évocatrices des compositions, perçues de façon trop fugace lorsqu’on s’approche d’une Osmobox ? Dans ce cas, seuls des nez entraînés – professionnels de la parfumerie, amateurs éclairés du parfum ou du vin – pourraient être susceptibles de les évaluer. La critique peut-elle porter sur le dispositif même, qui place les visiteurs en état de cécité, tâtonnant pour associer des mots aux odeurs ? Ou alors, le déplacement qu’induit Kac en nous incitant à utiliser l’odorat dans un contexte essentiellement visuel, celui des galeries d’art ?



On pourrait aussi, incidemment, se demander en quoi les oeuvres de Kac sont plus « artistiques » que celles d’une parfumerie « industrielle » qu’il écarte un peu rapidement dans son ensemble – par exemple, les compositions les plus expérimentales conçues par Christian Astuguevieille pour Comme des Garçons. Ou encore, celles de Jean-Claude Ellena pour Hermès, puisqu’il en répond entièrement en tant qu’auteur…

Qu’il s’agisse d’oeuvres olfactives conçues par des artistes ou de parfums commerciaux, une approche du parfum comme processus artistique n’implique pas forcément de démontrer que le parfum est un art (il faudrait d’abord s’entendre sur ce que c’est que l’art). On pourrait formuler la question autrement, de façon peut-être plus pertinente et plus féconde : que se produit-il dans le champ de la critique lorsqu’on l’étend à une forme d’expression qu’elle n’a (pratiquement) pas explorée ? À quelles distorsions sont alors soumis ses instruments, son regard ?

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